dimanche 15 juin 2025

Des nouvelles

 En ce moment, j'écris.

Je m'étais régalé à faire mon premier livre de nouvelles : L'amour (en plus compliqué), et je me régale à en écrire à nouveau. Si je trouve un éditeur, je les publierais. 

En attendant, je vous en montre quelques unes, pour le plaisir de lire.

Deux titres de travail : Vous reprendrez bien un peu d'amour ?

ou : Vue imprenable sur le couple.

Je vous souhaite une excellente lecture. Bien à vous, tous, 

Jim


SMS en suspens

Son téléphone lui signale un message non envoyé.
Il appuie machinalement : c’est un vieux brouillon, resté coincé.

“Tu me manques, mais je préfère que tu ne le saches pas.”

Il sourit. Il le relit. Il entrevoit le visage d’une femme. Il le referme.
Il ne l’efface pas.
Il ne l’envoie pas non plus.
Il le laisse là, comme on laisse un siège vide à côté de soi au cinéma.




 

 

 

Le ticket de pressing



Il a retrouvé un ticket de pressing dans la poche de son vieux blouson.
Chemise blanche, déposée le 8 avril 2019. Jamais récupérée.


Ça lui revient. C’était pour un dîner. Il voulait être impeccable. Pour elle.
Mais le dîner a été annulé. Et jamais plus reprogrammé.

Il regarde le ticket. Il se demande :
“Est-ce que la chemise m’attend encore, quelque part ? Est-ce qu’elle aussi, elle espère un rendez-vous qui ne viendra pas ?”
Puis il repose le ticket dans la poche.

Quelque part, dans l’arrière-salle de pressing que personne ne chauffe la nuit, les housses plastiques sont accrochées aux rails suspendus, et ondulent légèrement au souffle d’un ventilateur de sécurité. Là, parmi les articles oubliés, les costumes de soirées remisées et les robes de soirées, une chemise blanche attend, silencieuse, qu’on l'invite à la danse.

 




Adults Only


Tu as vu la petite plaque métal en arrivant.

Petit panneau chic, sobre, vissé juste au-dessus de la cloche de la réception :

Adult only.

Une promesse de calme. Pas de glaces qui fondent sur les sièges. Pas de course-poursuite en brassards autour de la piscine et de parents dépassés. Ici, tout est beige, crème, ou ivoire. Même les conversations.

La femme à la voix douce te remet la clé avec un sourire millimétré. Le couloir sent la figue sèche et le désinfectant haut de gamme.


Tu t’es dit, c’est bien. Tu avais besoin de ça. De sérénité. De paix. D’un peu d’égoïsme tranquille.


La chambre est vaste, vitrée, minimaliste. À peine un lit, un fauteuil design, et cette vue sur la mer, une carte postale un peu trop bien cadrée. Il y a une enceinte Bluetooth sur un meuble ivoire, et une playlist préréglée : Lust For Life, version acoustique. L’air est trop frais, elle dit, elle coupe la clim. Elle s’allonge sur le lit, et s’étire comme un chat. Ses chaussures valsent en l’air, et elle commence à se foutre à poil. 

« Qu’est-ce que t’attends ? », elle dit.

Tu la rejoins. Vous faites l’amour.

 
Tu te demandes à quel moment on a décidé que le monde devait être filtré. Expurgé de ses gamins.

À partir de quand on a décrété qu’on ne voulait plus voir d’enfants dans les compartiments de trains ? Dans les restos ? Qu’on se permettait de soupirer à voix haute, si par malheur une poussette bloquait l’allée, histoire de bien leur faire sentir, à ces connards de parents, qu’on faisait partie du clan adverse.

Le clan de ceux qui savait vivre. Le clan des non-emmerdeurs.

Celui qui ne polluait pas l’espace des autres. 

À partir de quel moment on a émis l’idée de construire des wagons “zen”, des plages privées sans gosse, des hôtels bord de mer sans cris ? 

 

On fait de moins en moins d’enfants. Les crèches ferment doucement, pendant que les cabinets d’infertilité affichent complet. Les prénoms se raréfient dans les cours d’école, mais les chiens s’appellent Augustin et Paloma. On gâte nos chats, on promène nos plantes, on parle à nos écrans. Ce n’est pas un choix clair, c’est une dérive sociétale, progressive et insidieuse. L’enfant est devenu un projet de luxe, presque un caprice existentiel. L’enfant est une promesse trop grande pour des amours trop fragiles. Certains parlent de déclin civilisationnel. Ils disent que ce sera la merde pour payer les retraites futures. Enfin, encore plus la merde qu’aujourd’hui, ils disent.


Toi, t’es comme elle.

Tu ne veux pas d’enfant.

Tu ne veux pas d’enfant, tu crois.

Tu n’y penses pas.

Elle non plus.

Et les rares fois où elle effleure le sujet, c’est vite plié : elle dit que le monde est trop dur. Qu’elle n’a pas envie de rajouter une existence à tout ce bordel, et c’est difficile de lui donner tort.


Tu l’écoutes.

Tu la regardes.

Tu te demandes si tu seras amoureux, un jour.

Mais pour l’instant ça se passe bien.

Vous baisez bien.

Encore.
Et souvent.

Assez pour ne pas poser trop de questions. Tu te dis que c’est votre ciment. 

Pas les projets. Pas les rendez-vous familiaux.

Pas les dimanches.

Pas les corvées, pas les projets. Pas les promesses.

Juste sa peau, son souffle, vos escapades. Trois jours dans le Lubéron. Un week-end sur la côte basque. 


Hier soir, au restaurant de l’hôtel, les parasols étaient fermés, mais toujours là, droits, témoins discrets de la journée passée. Les tables, savamment espacées, portaient la même nappe immaculée, le même pli soigneusement repassé au milieu, comme si tout ici devait rester à sa place. Des photophores carrés diffusaient leur lumière dans la tranquillité du soir, et tu as fixé la femme qui dinait face à toi.


Elle buvait son cocktail sans te regarder exactement. Elle regardait à travers toi, elle observait les gens, le ballet organisé des employés.

Elle était bien. Plus belle que tout. 

Et toi aussi, tu étais bien.

 

Et tu t’es dit que vous étiez peut-être la première génération à vivre ça, comme ça.

Un couple sans projet.

Sans avenir, sans réellement de passé.

Juste là.

Suspendus. En l’air. À la fois stables et immobiles.

Comme en attente de quelque chose qui n’aura pas besoin de venir.


Tu as souri. 

Elle a souri.

Oui, ça y est, en cet instant précis ça t’es apparu très clairement. 

Vous êtes un couple Adult Only.

 

 

 

Il n’y a que les gens en couple qui se séparent

 

C’est venu comme ça. Au détour d’un silence. Pas un grand silence pesant, non. Un petit. Un silence au milieu des bruits de la maison. Mais qui pèse un peu, à sa façon.

Elle regardait par la fenêtre. Je repliais un pull. Celui que j’avais toujours trouvé moche mais qui faisait un peu trop partie de moi pour que je le bazarde. Je l’aurai à l’usure, j’ai pensé. 

Elle a dit :

— C’est bête, hein.

— Quoi ?

— Il n’y a que les gens en couple qui se séparent.

Je n’ai rien répondu. Mais j’ai noté qu’elle disait les gens, pas nous.

C’était déjà ça. 

On vivait encore ensemble. On dînait. On regardait des séries. On se disputait sur des trucs absurdes, genre comment se prononce le mot “gnocchi”.
Mais on ne faisait plus tout à fait exactement partie de la même équipe. 

C’est ça que je n’ai pas vu venir. Ce lent glissement.

Elle rangeait les livres par couleur, moi par auteur.

Elle était capable de commander une pizza ananas-poulet. Tout le monde sait bien qu’ils devraient être punis par la loi, les établissements qui proposent de la pizza ananas-poulet. 

Elle ne supporte pas que deux aliments se touchent dans l’assiette.

Elle adore manger des bananes vertes, très vertes.

Elle se coupe les cheveux selon les lunes, et elle est capable de dire, avec un aplomb tout à fait sérieux, que c’est très important.

 

On a tenu plusieurs années. Pourquoi ça ne durerait pas plus longtemps ? Et en même temps, la question a le droit de se poser : pourquoi ça durerait ?


C’est comme si on essayait de quitter une pièce sans faire de bruit.

Un matin, j’ai trouvé un mot. Posé sur le carnet où elle note les courses à faire.


Je ne l’ai pas remarqué tout de suite, c’est dans les rayons que je me suis stoppé, et j’ai lu qu’elle y avait écrit :

Riz Basmati

Courgettes

Fraises (garriguettes)

Tomates cœur de bœuf (si bio)

Pommes (si bio)

Pastilles lave-vaisselle

Je t’ai aimé, mais je t’aime moins. 

Et toi pareil.

Je ne sais pas comment arranger ça.

Skyr

Yaourts 

Pain aux noix

 

Je suis resté un peu comme un con au milieu des étals du Monop. Je ne sais pas exactement dans quel rayon je vais pouvoir chercher l’essentiel, j’ai pensé. 

Mais le message est passé. Quelque chose a été dit, plus clairement.

J’ai ramené les sacs d’achats à l’appartement, on les a rangés ensemble. Sans rien dire. On n’en a jamais reparlé.

Le soir on a fait l’amour, mais j’ai bien senti qu’elle et moi, on se forçait un peu.

Avant de m’endormir, en fixant l’obscurité du plafond, j’ai repensé à sa phrase.

« Il n’y a que les gens en couple qui se séparent ».

 

Alors peut-être que c’était ça, la bonne nouvelle :

Elle et moi, aujourd’hui, nous ne sommes peut-être plus tout à fait un couple. 
Donc on ne se sépare pas. On va continuer comme ça. En équilibre précaire. À vivre ensemble.

 

Je me suis retourné de mon côté, j’ai fermé les yeux. Et progressivement, je me suis endormi.

 

 

 

 



Fanny

 

On s’était recroisés par hasard.
Un café, pas prévu.
Pas vraiment voulu non plus. Mais bon. Par la force des choses.

On ne croise pas tous les jours sa première grande histoire d’amour.

 

Elle s’est assise en face de moi. On a parlé de tout. Des enfants. Les siens. Les miens. Des parents. De la météo.
Pas un mot de nous. Du passé. Pas un seul.

Elle a demandé si j’étais heureux. Et j’ai dis sans réfléchir que j’étais très heureux, oui. Elle a dit que c’était bien. 

Puis elle a fait ce geste idiot que je connais par cœur : remonter un peu la manche de son pull quand elle est un peu nerveuse.

J’ai baissé les yeux. Elle avait toujours sa petite cicatrice, fine, au sourcil.
C’est revoir cette cicatrice qui m’a fait craquer. Et d’un coup, c’est sorti.
Je n’ai pas réfléchi.
J’ai juste dit :
— Je ne sais pas si on peut vraiment désaimer quelqu’un qu’on a aimé.

Elle a levé les yeux. Elle souri, en marquant un silence.
Puis elle a répondu :
— On est insécables.

Elle a dit ça sans trembler, comme on dirait "passe-moi le sel".
Comme on dirait « passe-moi le sel ».

On a pris nos virages. La vie nous a entrainés ailleurs. La vie décide, et nous amène où elle veut.

On a fini nos cafés.
On s’est dit au revoir. Et elle est partie.
Je l’ai regardée s’éloigner, sac en bandoulière, toujours trop grand pour elle.

 

Et en marchant vers ma voiture, je me suis dit que c’était bien de la revoir. Mais que c’était une petite douleur, aussi.

Et cette petite douleur, je préfère la garder à distance.
Sans doute qu’elle a raison. 

Elle et moi, à notre manière, on est insécables…

 

C’est peut-être pour ça que je n’ai jamais su aimer autant après.

 


 

 

 

Un dimanche en famille

 

Elle remplit la coupe un peu trop vite, le champagne déborde.

- Excuse-moi, maman, mais je n’ai pas compris. Tu veux fêter quoi exactement ? Je demande.

- Ma ménopause, elle dit, maman.

Mon frère ainé manque de s’étouffer. Papa tente un sourire et temporise.

- mais euh… Tu sais que ça ne se fête pas la ménopause, chérie ?

- Eh bien si, Patrick, tu vois, moi je la fête, ma ménopause. Je lève mon verre à mes excès de chaleur, mes seins anormalement durs et à cette nouvelle – et extrêmement fiable – solution contraceptive qui s’offre à moi.

 

Bon.

Alors, tous autour de la table, on se prête au jeu, on lève notre verre un peu mollement. On trinque avec la daronne, qui sourit d’un air bravache, visiblement amusée par son effet d’annonce.

 

C’est décidément une journée étrange. Si mes frères se sont regroupés au domaine ce week-end, c’est pour venir voter ce dimanche matin dans le canton familial, histoire de soutenir leur père. En bon Gaulliste, papa se présente sous l’étiquette divers droite face au maire de Marjevol. C’est la troisième fois qu’il tente de séduire les électeurs de Marjevol, papa. Le mystère reste entier, ce dimanche-ci, Patrick De Mongrejean, candidat malheureux aux deux premières élections, réussira-t-il à emporter l’adhésion des électeurs ? Il feint y croire, et nous aussi. On a tous été voter pour lui, mais les sondages et la rumeur qui court le village ne lui sont pas favorable. Mais maman n’a que faire de ses ambitions politiques. Là, tout de suite, elle profite de la réunion familiale pour occuper le terrain.

 

-       C’est quand même drôle, elle ajoute. C’est maintenant, alors que je me sens la plus libre sexuellement… que votre père ne peut plus…

 

Patrick s’étouffe en buvant sa coupe, les fines bulles de Ruinard explosent en s’échappant de ses épaisses narines.

-       Je rectifie, je précise que je peux encore. Votre mère a un peu bu, je crois.

-       Oui, c’est vrai, rectificatif, clame maman. Il peut encore. Il peut, mais pas avec moi. Avec moi, il est en terrain connu, il est sur des terres qu’il a trop parcourues… C’est bien comme ça que tu dis ? Mon corps t’ennuie…

-       Arrête. S’il te plaît…

-       Parce que votre père, comme vous le savez, lui c’est un grand aventurier, il a besoin de gambader au grand air, respirer un air neuf et revigorant, c’est bien ça ? Eh bien vas-y, Patrick. Allez monsieur le futur maire, raconte ! Parle-nous de ta secrétaire de campagne…

Patrick se raidit.

 

-       On avait dit qu’on l’annoncerait ensemble… quand ce serait le moment, bredouille Patrick.

-       Mais c’est le moment, c’est ton jour, aujourd’hui. Le grand jour de Patrick De Mongrejean, clame maman en vidant sa coupe d’une traite. Aujourd’hui cette maison c’est la mélodie du bonheur, on est tous réunis, il n’y a pas de meilleur moment pour leur annoncer.

-       Leur annoncer quoi ? demande mon grand frère, inquiet. Et si, pour moi, vivant aux premières loges de leurs anicroches quotidiennes ce n’est pas une surprise, aux yeux d’Ellioth, il semble clair qu’il vivait l’instant du dépouillement. Comme quoi, on peut être l’ainé et garder un regard infiniment naïf et plein d’illusion sur le mariage de ses parents. À côté, je vois à leurs mines palotes que les deux jumeaux encaissent avec les mêmes difficultés. Je me tourne vers eux.

-       Reprenez une part de tarte et asseyez-vous, ça va être long…

-       Bon, STOP ! Non, on ne va pas se donner en spectacle, si vous voulez tout savoir, oui, votre mère et moi, on traverse quelques turbulences… comme tous les couples en traversent, mais tout va s’arranger, ne vous en faites pas.

-       On divorce, il veut dire.

-       Non, on ne divorce pas, tempère mon père avec autorité.

-       Moi je divorce, dis maman. Je suis cocufié depuis plus de quinze ans et…

-       T’exagère !

-       Treize ans ! Excuse-moi ! Alors j’en ai avalé des couleuvres pendant treize ans, maintenant, le message est simple : ma ménopause et moi, on ne veut plus. Alors j’ai tenu sagement jusqu’à l’élection, j’ai joué ma Bernadette Chirac de façade pendant toute ta campagne, mais maintenant ta Bernadette Chirac elle t’emmerde, mon p’tit père, et Bernadette Chirac elle emmerde ta petite pute actuelle, comme elle emmerdait celles d’avant et emmerdera celles d’après, et oui elle divorce, Bernadette. Va vivre où tu veux avec qui tu veux, va monter des étagères, va faire des gosses, allez, et moi pendant ce temps-là, je vais m’inscrire sur un de ces sites de culs qui marchent très bien, tu m’inscriras, chérie ? (Je fais oui de la tête) Tinder ou n’importe quelle autre application pour seniors, et ma ménopause et moi, on va démarrer une nouvelle vie parce que c’est ça ou la mort.

Et Maman empoigne la bouteille de Ruinard et boit au goulot. De concert, les jumeaux tombent sur leurs chaises. Maman claque la bouteille sur la table, et lance à la cantonade.

 

-       Écoutez, c’est simple, on vote. Qui pense que c’est normal d’être cocue et que je dois fermer ma gueule, ceux qui pensent ça, levez la main ?

Le petit malaise dans la tablée monte d’un cran. Personne ne lève la main.

Ah si, à ma droite seul Patrick tente une fragile levée de la paume droite.

-       Moi je dis que rien n’est pas tout blanc, tout noir, que j’ai eu beaucoup de pressions, et que…

Ma mère le coupe.

-       Qui pensait que votre père était un mari fidèle parmi vous ? Vous êtes mes petits bébés, allez, dites-moi. Qu’il lève la main !

Maman scrute les visages de ses enfants. Elle passe en revu chacun d’eux. Et ce n’est pas beau à voir. Oh, elle ne se faisait pas d’illusion, elle connaît la force du silence, mais regarder en face la lâcheté de ses enfants lui arrache le cœur. Les jumeaux baissent les yeux avec une symétrie qui pourrait être cocasse, si elle n’était pas cruelle.

-       Et c’est normal, hein, on cultive le secret. On protège les pères. Donc, si on résume bien, dernier appel au vote : que votre père me prenne pour une conne pendant toutes ses années, et que je lui dise, là, une bonne fois pour toute et les yeux dans les yeux, va-te-faire-foutre… si vous pensez que j’ai raison, levez la main.

 

Un silence blanc écrase la pièce. Maman redoute la réponse.

C’est Marc, le premier jumeau à être sorti du ventre de maman qui lève la main en premier. Suivi d’Octave, qui est sorti du ventre de maman quinze minutes après son frère. Puis moi, je souris, et je lève la main à mon tour. Puis maman, qui vote pour elle. Puis Ellioth, qui lève la main à son tour, osant regarder son père dans les yeux et soutenir son regard. Puis… Puis même lui, papa. Oui, Patrick Monjant, qui regarde tout ce petit monde, toute sa famille réunit en cercle autour de la grande table, les mains dressées, et qui a son tour lève sa main, en même temps qu'il baisse le regard.

À l’unanimité, six votes sur six. Bravo.

Tu vois quand tu veux.

Un très beau score, papa.

 

 

 

 

Mantra paternel

 

« Les chats ne font pas des chiens ». Mon père disait toujours ça. Je crois que depuis tout gamin, j’ai passé mon enfance à subir cette phrase, que papa appliquait en toutes circonstances. Comme une vérité solennelle et définitive, « les chats ne font pas des chiens », c’était son mantra à lui, qu’il lâchait d’un ton sentencieux, et qui était censée prendre sens sur toutes les situations de la vie. Le déterminisme, on n’échappe pas à son destin, on revient toujours à sa terre de naissance, ne rêve pas plus haut que ton cul, etc. etc.

« Les chats ne font pas des chiens ». 

Mon père clouait le bec à tout le monde avec sa sentence répétée à l’envie, c’était sa façon de survoler les situations, d’avoir sa petite hauteur à lui, de n’être étonné de rien.

 

Alors un jour, j’avais seize, dix-sept ans, quand la chatte de la famille a fait sa portée, mon frère et moi on s’est contentés de cacher un tout petit chiot de la voisine au milieu de la couvée. Et on a laissé faire. 

 

La gueule de mon père. Son  regard, et le silence qui a suivi. Il a pris le petit chiot dans les mains, il l’a inspecté d’un air circonspect, l’a retourné dans tous les sens. Il est resté cloué, le paternel. Il a reposé le bébé chiot avec les bébés chats, et l’a regardé chercher une tétine, à l’aveugle… Papa s’est dirigé vers la fenêtre. Oui, je crois qu’on l’a séché. Je revois encore son petit corps, et son regard perdu vers le vieux pommier rabougri du jardin. 

 

On n’a plus jamais entendu l’expression « les chats ne font pas des chiens » à la maison.

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