Bonjour, après avoir écrit "L'amour (en plus compliqué)" il y a quelques années, mon premier livre de nouvelles... il m'est resté comme une petite démangeaison... Et pourquoi ne pas en refaire un ? C'est un exercice passionnant.
Et bien ami lecteur, en voici une pour le plaisir. La gestion des espaces entre les paragraphes et les retours à la ligne sont assez chaotiques sur blog, mais cette réserve mise à part, ça permet d'en proposer la lecture. Bonne plongée en famille !
Jim
Un dimanche en famille
Elle remplit la coupe un peu trop vite, le champagne déborde.
- Excuse-moi, maman, mais je n’ai pas compris. Tu veux fêter quoi exactement ? Je demande.
- Ma ménopause, elle dit, maman.
Mon frère ainé manque de s’étouffer. Papa tente un sourire et temporise.
- mais euh… Tu sais que ça ne se fête pas la ménopause, chérie ?
- Eh bien si, Patrick, tu vois, moi je la fête, ma ménopause. Je lève mon verre à mes excès de chaleur, mes seins anormalement durs et à cette nouvelle – et extrêmement fiable – solution contraceptive qui s’offre à moi.
Bon.
Alors, tous autour de la table, on se prête au jeu, on lève notre verre un peu mollement. On trinque avec la daronne, qui sourit d’un air bravache, visiblement amusée par son effet d'annonce.
C’est décidément une journée étrange. Si mes frères se sont regroupés au domaine ce week-end, c’est pour venir voter ce dimanche matin dans le canton familial, histoire de soutenir leur père. En bon Gaulliste, papa se présente sous l’étiquette divers droite face au maire de Marjevol. C’est la troisième fois qu’il tente de séduire les électeurs de Marjevol, papa. Le mystère reste entier, ce dimanche-ci, Patrick De Mongrejean, candidat malheureux aux deux premières élections, réussira-t-il à emporter l’adhésion des électeurs ? Il feint y croire, et nous aussi. On a tous été voter pour lui, mais les sondages et la rumeur qui court le village ne lui sont pas favorable. Mais maman n’a que faire de ses ambitions politiques. Là, tout de suite, elle profite de la réunion familiale pour occuper le terrain.
- C’est quand même drôle, elle ajoute. C’est maintenant, alors que je me sens la plus libre sexuellement… que votre père ne peut plus…
Patrick s’étouffe en buvant sa coupe, les fines bulles de Ruinard explosent en s’échappant de ses épaisses narines.
- Je rectifie, je précise que je peux encore. Votre mère a un peu bu, je crois.
- Oui, c’est vrai, rectificatif, clame maman. Il peut encore. Il peut, mais pas avec moi. Avec moi, il est en terrain connu, il est sur des terres qu’il a trop parcourues… C’est bien comme ça que tu dis ? Mon corps t’ennuie…
- Arrête. S’il te plaît…
- Parce que votre père, comme vous le savez, lui c’est un grand aventurier, il a besoin de gambader au grand air, respirer un air neuf et revigorant, c’est bien ça ? Eh bien vas-y, Patrick. Allez monsieur le futur maire, raconte ! Parle-nous de ta secrétaire de campagne…
Patrick se raidit.
- On avait dit qu’on l’annoncerait ensemble… quand ce serait le moment, bredouille Patrick.
- Mais c’est le moment, c’est ton jour, aujourd’hui. Le grand jour de Patrick De Mongrejean, clame maman en vidant sa coupe d’une traite. Aujourd’hui cette maison c’est la mélodie du bonheur, on est tous réunis, il n’y a pas de meilleur moment pour leur annoncer.
- Leur annoncer quoi ? demande mon grand frère, inquiet. Et si, pour moi, vivant aux premières loges de leurs anicroches quotidiennes ce n’est pas une surprise, aux yeux d’Ellioth, il semble clair qu’il vivait l’instant du dépouillement. Comme quoi, on peut être l’ainé et garder un regard infiniment naïf et plein d’illusion sur le mariage de ses parents. À côté, je vois à leurs mines palotes que les deux jumeaux encaissent avec les mêmes difficultés. Je me tourne vers eux.
- Reprenez une part de tarte et asseyez-vous, ça va être long…
- Bon, STOP ! Non, on ne va pas se donner en spectacle, si vous voulez tout savoir, oui, votre mère et moi, on traverse quelques turbulences… comme tous les couples en traversent, mais tout va s’arranger, ne vous en faites pas.
- On divorce, il veut dire.
- Non, on ne divorce pas, tempère mon père avec autorité.
- Moi je divorce, dis maman. Je suis cocufié depuis plus de quinze ans et…
- T’exagère !
- Treize ans ! Excuse-moi ! Alors j’en ai avalé des couleuvres pendant treize ans, maintenant, le message est simple : ma ménopause et moi, on ne veut plus. Alors j’ai tenu sagement jusqu’à l’élection, j’ai joué ma Bernadette Chirac de façade pendant toute ta campagne, mais maintenant ta Bernadette Chirac elle t’emmerde, mon p’tit père, et Bernadette Chirac elle emmerde ta petite pute actuelle, comme elle emmerdait celles d’avant et emmerdera celles d’après, et oui elle divorce, Bernadette. Va vivre où tu veux avec qui tu veux, va monter des étagères, va faire des gosses, allez, et moi pendant ce temps-là, je vais m’inscrire sur un de ces sites de culs qui marchent très bien, tu m’inscriras, chérie ? (Je fais oui de la tête) Tinder ou n’importe quelle autre application pour seniors, et ma ménopause et moi, on va démarrer une nouvelle vie parce que c’est ça ou la mort.
Et Maman empoigne la bouteille de Ruinard et boit au goulot. De concert, les jumeaux tombent sur leurs chaises. Maman claque la bouteille sur la table, et lance à la cantonade.
- Écoutez, c’est simple, on vote. Qui pense que c’est normal d’être cocue et que je dois fermer ma gueule, ceux qui pensent ça, levez la main ?
Le petit malaise dans la tablée monte d’un cran. Personne ne lève la main.
Ah si, à ma droite seul Patrick tente une fragile levée de la paume droite.
- Moi je dis que rien n’est pas tout blanc, tout noir, que j’ai eu beaucoup de pressions, et que…
Ma mère le coupe.
- Qui pensait que votre père était un mari fidèle parmi vous ? Vous êtes mes petits bébés, allez, dites-moi. Qu’il lève la main !
Maman scrute les visages de ses enfants. Elle passe en revu chacun d’eux. Et ce n’est pas beau à voir. Oh, elle ne se faisait pas d’illusion, elle connaît la force du silence, mais regarder en face la lâcheté de ses enfants lui arrache le cœur. Les jumeaux baissent les yeux avec une symétrie qui pourrait être cocasse, si elle n’était pas cruelle.
- Et c’est normal, hein, on cultive le secret. On protège les pères. Donc, si on résume bien, dernier appel au vote : que votre père me prenne pour une conne pendant toutes ses années, et que je lui dise, là, une bonne fois pour toute et les yeux dans les yeux, va-te-faire-foutre… si vous pensez que j’ai raison, levez la main.
Un silence blanc écrase la pièce. Maman redoute la réponse.
C’est Marc, le premier jumeau à être sorti du ventre de maman qui lève la main en premier. Suivi d’Octave, qui est sorti du ventre de maman quinze minutes après son frère. Puis moi, je souris, et je lève la main à mon tour. Puis maman, qui vote pour elle. Puis Ellioth, qui lève la main à son tour, osant regarder son père dans les yeux et soutenir son regard. Puis… Puis même lui, papa. Oui, Patrick Monjant, qui regarde tout ce petit monde, toute sa famille réunit en cercle autour de la grande table, les mains dressées, et qui a son tour lève sa main, en même temps qu'il baisse le regard.
À l’unanimité, six votes sur six. Bravo.
Tu vois quand tu veux.
Un très beau score, papa.